Dans un assez volumineux courrier que m’a valu l’article intitulé «Manger n’est pas tout», un double leitmotiv se dégage :

– 1 ° « pour la première fois, je comprends vraiment l’importance de la respiration (ou je commence à comprendre) » – écrivent les uns.

– 2° « par le simple raisonnement intellectuel on ne parvient pas à se dégager des mauvaises habitudes alimentaires. Il faudrait un autre centre d’intérêt, sans doute celui de la vie intérieure, n’est-ce pas ce que vous avez voulu dire ? » écrivent les autres.

La vie intérieure est la seule vie.

Le reste est une existence seulement, et encore !

Qui de nous existe-t-il vraiment ?

Qui de nous a-t-il connu le sentiment d’exister, avec un sentiment intense d’être,

de faire partie d’un tout, inséparable et indispensable ?

Pour se donner une apparence de certitude d’exister, l’homme a recours à toutes sortes de moyens, depuis l’exercice de la puissance et de la domination (chaque fois qu’il peut) à tous les degrés, fussent-ils dérisoires et misérables, jusqu’aux expédients grossiers tels que le bruit et la bousculade, lorsque les premiers lui échappent.

Ceci en pratique.

En théorie, il se contente d’affirmer :

« Je pense, donc je suis » ou quel­que formule du genre : Je. Moi

Voyons la chose de près…

L’homme parlant de lui-même dit : JE (ou MOI).

Ce petit mot lui permet de se situer par rapport au monde extérieur, mais

absolument pas de se désigner lui-même avec quelque vraisemblance.

Il ne le cherche d’ailleurs pas.

Mais si nous, nous cherchions ?

Commençons par le dictionnaire : pronom personnel de la première personne des deux genres, singulier, dit ce dernier. Parfait pour la grammaire. Mais dans la vie ?

Lorsque Jésus demande au dément qui se jette à ses pieds : « Comment t’appelles­ tu ? »

Le possédé répond « Je m’appelle légion ».

Celui-là, avait eu la révélation incroyable et insupportable de l’inexistence d’un Je singulier auquel se référer.

Le mot légion est d’ailleurs bien des fois utilisé par les apô­tres pour désigner

le Moi. Je , la personne humaine. Ils en savaient un bout sur le sujet. Nous pas… C’est ce qui nous permet de subsister dans une quiétude nourrie de la conviction rassurante qu’il n’y a rien de com­mun entre le possédé écumant et nous-mêmes.

Voyons cela de plus près. Possédé par qui et par quoi ?

Et pourquoi ne se possé­dant pas lui-même ?

Et nous, sommes-nous maîtres de nous-mêmes ? Libres ?

Non ? Alors, tous possédés ? Par qui ou par quoi ?

A cette question, une réponse immé­diate peut être donnée : au niveau actuel de l’évolution, nous sommes possédés, dominés par les courants inférieurs de la vie, qui commandent la manifestation humaine.

L’homme a hérité des règnes minéral, végétal et animal qui forment ses matériaux constitutifs, ses fonctions végétatives et ses réactions sensibles au monde environnant. Ces forces minérales, végétales et animales dominent sa vie et même au détriment de celles purement humaines, colossalement plus puissantes. Cependant, ces dernières n’ont pas su encore trouver leur champ d’ap­plication. Elles sont dormantes ou bien dévoyées vers des accomplissements de caractère animal.

L’énergie se condense en matière. Les Forces créent des formes de densité variée, les unes grossières, comme le plomb, les autres subtiles, comme la pensée. En l’homme, les forces primaires se groupèrent en trois centres de gravité, alimentant respectivement les trois plans de manifestation : physique, émotif et mental ; caractéristiques de la manifestation humaine.

La vie psychique de l’homme est régie par ces trois centres, dont les courants correspondent approximativement et sans délimitation nette, à nos sens et sensations pour le premier, à nos senti­ments pour le deuxième, à nos pensées pour le troisième.

Penser est un acte qui consomme de l’énergie aussi bien que l’abattage d’un arbre. Quant aux sentiments, nous savons combien certains d’entre eux peuvent nous laisser épuisés. Quoi qu’il en soit, chez l’être humain tel qu’il naît de la femme, tout le psychisme humain à l’état brut, est fait de ces trois grands courants, régis par ces trois centres.

Mais ils ne sont pas les seuls dans lesquels il soit possible à l’homme de se situer psychiquement.

En accédant à un état d’être supérieur, à un niveau de conscience plus élevé, l’homme se situe en des « centres » plus élevés, plus subtils, plus agissants aussi que les trois précédents. Ces centres supé­rieurs existent en nous à l’état embryonnaire et nous avons la possibilité de les déve­lopper et d’y transporter notre vie.

C’est cela la fameuse deuxième naissance. (La transformation d’être pré-humains que nous sommes en humains véritables que sont venus promettre et suggérer tous les Sauveurs de tous les temps).

Cependant, nous vivons présentement dans nos trois centres inférieurs, grossiers, qui cana­lisent et distribuent les forces inférieures, desquelles notre vie psychi­que est tissée, tant que nous n’avons pas d’autre ambition, ( par exemple celle du royaume des cieux ).

Ces trois centres se subdivisent eux-mêmes – en secteurs et sous-secteurs, – de telle façon, qu’il en apparaît dix-huit, qui, par des combinaisons variées entre eux peuvent donner lieu à près d’un millier de prises de conscience différentes, toutes incontrôlées. Légion, en vérité !

Ces prises de conscience dissemblables, contradictoires, sans cesse changeantes au gré des circonstances, constituent la trame et la matière de notre personnalité. Cette Personnalité qu’en réalité nous sous-entendons lorsque nous disons JE ou MOI.

Autant de prises de conscience fractionnées, autant de petits moi partiels, mais dont chacun croit être et croit exprimer la totalité de notre réalité intérieure, pendant qu’il tient l’avant-scène,.

Est-ce bien la vérité ? Voyons d’encore plus près.

Les philosophies de toutes les origines discernent en l’homme trois aspects : le corps, l’âme, l’esprit.

Que l’on soit d’accord, ou pas d’accord, que l’on accepte, ou que l’on rejette certains d’entre eux. Lorsqu’on en parle, l’attitude de tous est la même. En effet, parlant de son corps, l’homme le traite en tierce personne ; il dit : « mon corps » et non Moi.

Or, parlant de son âme, il dit également « mon âme » et non pas Moi. Il affirme par là qu’il n’est ni son corps, ni son âme.

Cela est déjà saisissant. Mais s’il parle d’Esprit, cela le devient de plus en plus, car il ne dit toujours pas Moi. Cette fois, il ne dit pas non plus mon Esprit, mais l’Esprit en moi. Par où il affirme que cet Esprit est un rési­dent de nature étrangère à lui qui ne réside ni dans son corps, ni dans son âme, puisque ni l’un, ni l’autre ne sont son véritable Moi… ( ? )

Cependant, tout homme est persuadé qu’il y a en lui un « moi » auquel il s’identifie ; et auquel il s’efforce de communiquer, ne serait-ce qu’une apparence de continuité logique.

Ayant été con­traints d’écarter comme possibles supports du moi, le corps, l’âme et l’Esprit, il ne subsiste , comme entité d’où procède le vocable JE ; que notre Personnalité, dont les configurations nous donnent l’impression d’être net­tement séparés de tout le reste.

Nous avons vu déjà qu’elle a été fractionnée en éléments épars, instables et contra­dictoires, – légion, et quelle légion !

Ces diverses prises de conscience, se sont for­mées en nous, depuis l’enfance à la faveur des éléments eux-mêmes aussi incertains, aussi relatifs qu’ont été les circonstances de notre vie.

C’est dire en réalité, que cette expression, la plus intime est quelque chose de tout à fait factice. Elle aurait été néces­sairement tout autre si nous étions né dans un autre pays, où ont cours d’autres mœurs, ou seulement si nous avions été élevés dans une autre famille, sous d’autres influences, en d’autres circonstances, avec d’autres exemples sous les yeux, entourés d’autres objets, d’autres moyens.

Non seulement, ce moi là n’est pas absolu, pas constant, ni uni, mais une foule bigarrée et contradictoire ; une légion de petits moi.

Il n’est pas une chose nous appartenant en propre : comme l’unique repré­sentation possible de nous-mêmes, par nos gênes. Mais il est en somme une chose de circonstance, une clownerie.

Et c’est avec ce moi là que l’homme évolue dans la vie.

Ce moi qui lui tient lieu de conscience et qui dirige ses impulsions et ses décisions.

Avec un tel directeur n’importe quelle entreprise ferait faillite.

Mais que font donc les vies humaines ?

Et quoi d’étonnant qu’il soit si difficile aux pauvres humains d’adop­ter des disciplines insolites et de s’y tenir avec fermeté ? ( le yoga )

Un des petits moi décide quel­que chose et deux secondes après il bascule et celui qui prend sa place s’en moque bien, il veut le contraire. Et nous voilà faisant ce contraire de notre décision prise il y a une minute.

Qui ne connaît cela ?

Non, je ne mangerai pas de pain ce soir, je suis assez gonflé comme ça et puis il y a des tomates dans la salade, ça ne va pas ensemble. Et avant que le saladier ne soit sur la table, le pain est déjà dévoré. C’est la même inconséquence dans nos relations avec nos proches et finalement, dans toutes les occasions de la vie.

A ces inconséquences, à ces désordres, à cette faiblesse, à cette faillite nous ne pouvons trouver aucun secours dans nos décisions, prises au niveau des centres inférieurs, tant qu’ils restent les seuls agissants en nous.

Pour être maître chez nous-même, il nous faut, en effet, nous hausser d’un cran plus haut.

Les trois centres inférieurs : Intellectuel, Emotif et Physique font leur travail du mieux qu’ils peuvent au niveau qui est le leur, et qui correspond à ce stade pré-humain auquel l’humanité s’attarde et dans-lequel l’homme tel qu’il est né sur la terre, appuie sa vie psychique sur cette per­sonnalité factice et décousue qu’on peut appeler légion.

Cet homme ne contrôle pas les forces qui le poussent ou le traînent. Au mieux, il les contraint, ou les refoule. Pourtant d’autres forces supérieures y sont à sa disposition.

C’est dans l’estomac que l’énergie cos­mique, la Force Une, subit une première transformation, à partir d’où seront spéciali­sés les différents courants qui alimentent les trois centres inférieurs.

C’est dans les pou­mons de l’homme que s’opère cette autre transformation (une alchimie supérieure) d’où naissent des courants en direction des centres supérieurs (embryonnaires), capables de les alimenter et dont la participation active est indispensable à leur développement, lequel n’est pas un phénomène spontané, mais un accomplissement difficile, obéis­sant à des règles précises et avant tout à une demande consciente clairement formu­lée et indéfectiblement maintenue dans le champ de conscience.

Les exercices respi­ratoires conscients, la respiration consciente et rythmée est le seul levier connu par lequel il soit possible à l’homme de se hisser vers des niveaux de conscience supé­rieurs à l’actuel.

Là est l’importance de la respiration. Et pas dans la seule oxy­génation cellulaire, pour laquelle il suffit de courir et de s’essouffler.

Il existe en nous une faculté permettant de dominer aussi bien les idées de notre intellect, que les impulsions passionnelles de notre cœur, c’est la volonté. Pas la volonté de ceci ou de cela, – celle qui fait les désirs, – mais la faculté de vouloir en dehors de tout objet.

Par exemple :

Pouvoir vouloir … ce que nous désirons pas … ou le contraire de ce que nous désirons.

De la sorte, l’impulsion n’est plus dans l’objet, mais dans nous-même. Elle dépend des centres supérieurs, que la respiration consciente, systématiquement contrôlée ouvre et fait croître.

Nous émettons des pensées, mais nous en percevons aussi. Nous percevons des sentiments et nous en émettons à notre tour. De même la volonté se trouve en nous, polarisée en perception et émission ou manifestation.

Pour mieux me faire com­prendre, disons qu’ avec la pensée nous percevons les choses et les idées. Avec le sentiment ou perception-Amour, nous prenons conscience de la vie des autres êtres, semblables à nous ou dissemblables. Avec la perception-volonté, nous obtenons une sorte de vague conception de notre Essence profonde, (j’emploie ce mot en oppo­sition à la Personnalité, entité factice, comme nous avons vu).

Lorsque ce Moi réel se reflète en nous, c’est sous l’aspect de la volonté qui domine les idées et les dirige vers leur accomplissement dans la révélation de l’unité.

Voilà, j’ai essayé de donner quelques précisions en réponse aux questions de mes correspondants, questions que d’autres lecteurs s’étaient posées peut-être.

Le mal­heur pour moi, qui cherche laborieusement à vous expliquer quelque chose qui me paraît simple et évident, mais qui ne l’a pas toujours été, pas plus que ce ne le sera pour vous de prime abord, – c’est qu’en ce point, le plus élevé d’un savoir, rien ne peut plus s’exprimer en termes d’expérience extérieure.

Encore une tentative : la vie intérieure prend son plein essor par l’activité des cen­tres supérieurs. C’est ce que les apôtres évangélistes appelaient la Vie, et St Paul, vie spirituelle, par opposition à la vie extérieure. Il disait encore : l’homme extérieur et l’homme spirituel.

L’homme extérieur, c’est l’homme des trois centres inférieurs, c’est-à-dire tout le monde. Ce qui caractérise un tel homme, c’est qu’ il veut jouir de tout et ne sait pas jouir de soi-même. Quand on ne jouit pas de soi, on n’ EST PAS.

Ce n’est guère que dans la solitude et dans le silence qu’on peut jouir de soi.

Jouir de soi n’a rien à voir avec l’ivresse, la satisfaction béate, que l’on retire de l’idée de sa propre magnificence. Cela est jouir de l’idée qu’on a de soi-même dans son esprit.

Jouir de soi, c’est retrouver la réalité du monde par l’intermédiaire de soi, c’est ­à dire percevoir avec acuité le rapport complet qui existe entre les objets extérieurs et notre propre nature.

Mais cela n’arrive pas après un repas copieux. Peut-être vous expérimenterez à jeun, dans la nature et dans le silence, à la faveur de quelques profondes inspirations, une telle perception aiguë ?

Nil HAHOUTOFF

« Ne dormez pas, réveillez-vous ! » n’est-ce pas le leitmotiv qui revient tout au long des évangi­les, ainsi que de tous les ensei­gnements tradi­tionnels, qui se donnent pour tâche de libérer l’homme (et qui tous utilisent la respiration comme levier, l’enseigne­ment traditionnel chrétien com­pris).